Parce que
les jours passent et s’écoulent en apportant avec eux cette sensation par trop
familière de piétinement, j’ai, un beau matin, décidé d’opérer un de ces
retours aux sources comme je me devais de le faire depuis bien longtemps déjà.
Je ne sais pas combien de temps ça durera, combien de temps je tiendrai à ce
rythme – tout ce que je sais, c’est que je compte demeurer aussi optimiste que
je peux l’être dans les bons moments. Je n’ai toujours pas le moindre projet
concret d’avenir, je n’en aurai peut-être jamais ; je ne sais pas ce que
je veux faire de ma vie mais je ne l’ai jamais vraiment su, au fond. J’ai
toujours été de ces indécis bons à taper contre un mur sans vergogne aucune
parce que c’est, dans l’absolu, sûrement le seul et unique châtiment que je
mérite de subir pour avoir rendue folle ma conseillère d’orientation – au
sortir c’est moi qui ai gagné ; elle en a pleuré de rage, j’en ai pleuré
de rire, mais je ne regrette rien. J’avance, simplement, et si je n’y arrive
pas, tout du moins je m’y serai essayée et j’aurai la satisfaction de pouvoir
me dire que ça n’aura pas été tâche facile. Car rien ne l’est et encore moins
l’année qui s’annonce étant donné que cette année, justement, il va falloir
trancher et autant vous dire d’emblée que j’ai été toujours été nulle en
matière de tranchage.
Alors que je
m’avère, donc, tout bonnement incapable de prendre la moindre des décisions,
comment parvenir à me projeter au-delà de quelques mois, de quelques
années ? Il va bien falloir que je m’y résolve un jour ou l’autre et la
chose a trop longtemps été repoussée à plus tard. J’ai rêvé de Sc-Po et l’on
m’a ri au nez avant de protester derechef, de, vous savez, ces petites
insinuations toutes plus venimeuses les unes que les autres : "mais
tu ne parles presque jamais en cours !", m’a-t-on évidemment dit de
prime abord avant de poursuivre : "... et tu n’es pas sans savoir
qu’être réservée est un défaut tout à fait rédhibitoire pour faire un IEP, il
faut être sociable et aller vers les autres en toutes circonstances. Il faut
aimer le débat, tu vois ?" Il faut, il faut, il faut :
oui je vois parfaitement, connards, maintenant laissez-moi crever – ou allez
crever vous, plutôt, car j’y peux rien si j’ai la flemme de l’ouvrir dans vos
cours si passionnants, je ne suis pas une grande gueule et le devenir ne
m’intéresse pas le moins du monde ; alors peut-être que Sc-Po n’est
effectivement pas pour quelqu’un qui ne supporte pas chez les autres les
paroles creuses et les artifices d’une rhétorique vide portée au sommet de son
art.
Puis j’ai
pensé au droit, l’autre "voie royale" par excellence, celle qui me
promet d’incontestables débouchés, des métiers grassement payés et qui me
conduit ainsi vers l’assurance d’une vie relativement confortable – une voie
dont j’ignore cependant si elle me conviendrait si bien que ça. Je suis vénale
sur les bords et j’aime mon petit confort mais le milieu des affaires fait
monter à mes lèvres une nausée certaine ; la paperasse me révulse et me
révulsera toujours ; ce n’est pas original mais la monotonie d’une vie bien
rangée m’ennuie à mourir ; je suis fainéante mais je veux plus que tout
être utile à mon échelle dans ce monde. Bref, pas besoin de vous faire un
dessin, vous l’avez compris, je vis dans le paradoxe perpétuel, et ma vie à
elle seule est un parfait mélange de ouatzefuque et de sérieux : je ne
sais même pas ce que je veux. En revanche je sais ce que je ne veux pas et
c’est déjà ça, au moins.
Enfin j’ai
cru entrevoir en l’hypokhâgne un vague compromis. Une ou deux années dédiées à
l’approfondissement de ces matières littéraires que j’adore et que j’ai plus ou
moins mises de côté en m’orientant vers la ES au lieu de la L tel que me le
prédisaient, depuis le début du collège, mes profs de français, d’histoire-géo
et de langues. "Je verrais bien votre fille écrire et mener une
belle carrière littéraire", avait une fois dit ma trop enthousiaste
prof de français de cette année à mon géniteur ricanant lors de la réunion
annuelle parents - profs. Tout plein de mépris qu’il l’ait été, le sarcasme paternel,
prévisible, n’avait pas mis longtemps à jaillir en réaction et je m’y étais
préparée avant qu’il ne tombe comme un couperet, yeux plissés et doigts
violemment noués les uns aux autres.
"Ecrivain...
vous plaisantez ? Parce que vous voulez qu’elle soit chômeuse et sans
aucune perspective d’emploi, c’est ça ? Alors oui, ça c’est brillant, en effet.
Les études et carrières littéraires sont des voies minables et bouchées, voilà
mon avis. Et il est irrévocable. Ne lui mettez pas en tête ce genre de chimères."
Je vous
épargnerai les détails mais aussi bien vous dire que lorsque j’évoque cette
possibilité d’avenir, les cris fusent, chez moi. Les cris fusent et les
injonctions pleuvent comme tout autant de flèches empoisonnées qui me frappent
en plein visage sans que je ne parvienne à les esquiver – et pourtant elles me
procurent l’effet inverse, elles me donnent la rage, ces flèches-là, la rage de
vaincre la plus absolue. Elles me donnent l’envie de me battre pour mes
convictions et pour faire ce que j’ai envie de faire ; à savoir, si l’on
simplifie, des métiers n’entrant pas dans les catégories suivantes :
•
métiers de l’entreprise au sens large. À moins que je me trompe sur ses
débouchés, de préférence ainsi pas d’école de commerce pour moi, parce que je
vous avoue ne pas être trop tentée par la perspective de finir experte en
marketing chez Casino ou directrice des ventes Carrefour
•
métiers chiants, du type avocat d’entreprise, où l’on termine inévitablement
noyé sous la paperasse, l’ennui, avec une vie monotone et bien rangée (une
catégorie qui, toute somme faite, peut rejoindre la première)
•
métiers vraiment sous-payés (faut bien se nourrir quand même,
vous croyez quoi), je ne passerai pas cinq voire six années d’études à me
casser les fesses pour au final acquérir le merveilleux statut de pigiste dans
quelque feuille de chou locale, occupée à couvrir la rubrique "chats et
chiens écrasés"
•
métiers totalement creux, superficiels et inutiles, du genre "conceptrice
de packagings" ou publicitaire, la vaine société de consommation n’aura
pas ma peau de cette façon
Au final et plus je réfléchis à tout ça plus je me
rends compte que j’ai peur de beaucoup de choses. J’ai peur de ne pas réussir à
trouver ma voie – si j’en ai une, quelle qu’elle soit et où qu’elle se trouve
–, j’ai peur de mal m’orienter et de perdre mon temps, j’ai peur d’avoir une
conception de la vie adulte particulièrement puérile et méprisante, j’ai peur
que l’on m’attribue, à tort, ces mêmes qualificatifs, et j’ai peur, aussi, de
devoir faire un choix pareil : ça me terrifie, à vrai dire. J’ai des idées
de métiers plein la tête, un jour je rêve de devenir scénariste et de m’exiler
à Londres ; le lendemain je me vois journaliste dans la presse
écrite ; deux jours après me voilà endossant les traits d’une créa lancée
dans des études artistiques – quand je ne me vois pas dans la
recherche ou transformée en avocate criminologue. Certains m’ont prétendue
nulle et d’autres brillante, mais une chose, au milieu de tout, peut demeurer
certaine : l’ambition est et sera toujours là, à mes côtés – c’est un peu
ma meilleure amie, pour l’instant. Qu’importe, donc, que je me perde en chemin,
puisque l’essentiel est que j’arrive quelque part avec la satisfaction pleine
d’avoir vécu ma vie tel que je l’entendais. Enfin... je crois. Je ne suis plus
sûre de grand-chose.
- Minou de Chester, commença-t-elle assez timidement, ne sachant pas si ce
nom lui plairait.
Pourtant, le sourire du
chat s’élargit encore un peu plus. « Bon, pour l’instant, il est
content », pensa Alice avant de poursuivre.
- Auriez-vous l’amabilité de m’indiquer quel chemin prendre pour m’en aller
d’ici ?
- Cela dépend d’où tu veux aller, répondit le Chat.
- Peu m’importe où...
- Alors peu importe quel chemin tu prends.
- ... du moment que je vais quelque part, ajouta Alice en guise
d’explication.
- Ah, mais tu arriveras forcément quelque part, dit le Chat, pourvu que tu
marches assez longtemps.
Sentant que c’était là une
vérité indéniable, Alice tenta une autre question.
- Quelle sorte de gens vivent par ici ?
- Par ici, dit le Chat en agitant sa patte droite, vit un Chapelier, et par
là (en agitant l’autre patte) vit un Lièvre de Mars. Tu peux aller chez l’un ou
chez l’autre : ils sont tous les deux fous.
- Mais je n’ai pas envie d’aller chez des fous, remarqua Alice.
- Ça, tu n’y peux rien ! Nous sommes tous fous, ici. Je suis fou.
Tu es folle.
- Comment savez-vous que je suis folle ? demanda Alice.
- Tu l’es forcément, sinon tu ne serais pas venue ici.
Alice au Pays des merveilles