dimanche 18 mars 2012

Les mots

Il y a tellement de choses dont j’aimerais parler en ce moment. Que j’aimerais pouvoir écrire, crier à la terre entière de toutes mes forces. Mais je n’y arrive pas. J’entame des dizaines de posts avant de m’avouer vaincue au bout de cinq minutes ; je griffonne des bouts de phrases sans queue ni tête à longueur de journée sur mes cahiers, mon trieur, mon agenda ; pourtant, je ne sais plus quoi dire, je perds mes mots. Ces derniers affluent et se brisent dans ma gorge avec la puissance du ressac, clapotent quelques secondes, mais avant que je puisse les attraper, les prononcer, ils se retirent déjà à toute vitesse, m’échappent inéluctablement, aussi rapides et traîtres que la marée descendante. Et je reste là, amère, impuissante et muette, assistant à cette fuite inexplicable. Mais après tout, peut-être est-ce ce qui me va le mieux, le silence. De ne rien trouver à écrire, à dire. Mieux vaut se taire que de parler inutilement. Car même en cours, je reste souvent mutique, adossée à la fenêtre et laissant mon regard vagabonder au-dehors, perdue dans l’entrelacs de mes pensées. Alors les profs s’indignent de mon prétendu je-m’en-foutisme, ne décolèrent pas, ponctuant régulièrement mes bulletins de perles vengeresses telles que "Claire ne participe pas !", "quand vous mettrez-vous à parler en cours, jeune fille ?", "votre oral est bien effacé, c’est regrettable", "vous pourriez apporter tellement à la classe !". "Comment ?, devisent-ils entre eux. La première de la classe, qui ne participe pas ? Quel gâchis ! On dirait presque qu’elle cache quelque chose..." Non, je n’invente rien pour le coup – j’aimerais bien. Je les avais entendus une fois, dans le couloir, en pleine discussion... à mon propos. Charmant.
Enfin, certains verront dans mon comportement de la timidité, mais ce n’est que de la flemme. Je ne suis pas de celles et ceux qui interviennent à tort et à travers sans réfléchir ; moi, bien qu’étant de nature impulsive les rares fois où je prends la parole en public, quand il s’agit d’écrire, je deviens une autre personne, intransigeante avec elle-même. Il m’arrive de tourner mes phrases dans tous les sens possibles dans ma tête, puis finalement, lorsque j’arrive à une forme qui me plaît, je tape tout d’une traite sans me relire, je compose comme je respire. Il n’en reste que j’ai toujours aimé écrire. C’est peut-être la seule chose dans laquelle je me défends un peu, la seule chose à laquelle je peux prétendre ne pas être vraiment trop mauvaise, malgré mes phrases horriblement longues et pompeuses. Quand j’étais petite, je me rappelle, je voulais devenir écrivain. Je volais le moleskine de mon grand-père lorsque je rentrais de l’école, et, cachée dans un coin du jardin, d’un geste précautionneux, je parcourais les pages vierges au toucher si doux, caressais la couverture noire. J’ai depuis longtemps l’étrange fascination des pages blanches. Je rêvais de les remplir de mon écriture en pattes de mouche, assise là dans l’herbe, suçotant mon stylo mais ne sachant que dire qui soit digne d’être transposé dans ce carnet. J’avais pourtant des histoires plein la tête, ah ça oui, elles m’assaillaient littéralement, ces histoires. Lors de mes nuits d’insomnie, je rêvais d’orques et de Nazgûl se dissimulant sous mon lit, puis des vampires m’apparaissaient dans la pénombre environnante, se penchant sur moi, m’entourant de leurs grandes silhouettes fantomatiques et glacées. Terrifiée, je resserrais la couette autour de moi, ne laissant dépasser que mes yeux alertes et brillants. Lorsque l’aube arrivait enfin, il me semblait alors entendre les sourds vagissements lointains des loups garous, que le vent portait depuis la forêt, les faisant résonner comme s’il se fût agi d’un lugubre concert. Le cauchemar était complet. J’avais quoi raconter.

Aujourd’hui même, je me demande ce que ça m’apporte véritablement d’écrire. Je m’expose ici au regard de tous sur ce blog, mais je crains paradoxalement le jugement de ceux qui me connaissent. L’autre jour, ma mère a lu mon journal, dans lequel j’écris bien des choses intimes. Je l’avais négligemment laissé traîner sur mon bureau le matin, et l’après-midi, en entrant dans ma chambre, je suppose qu’elle n’a pu s’empêcher d’y jeter un coup d’œil curieux. Et je la hais pour cela. Je la hais d’avoir voulu s’incruster dans ma vie, d’avoir découvert tout ce que je lui cachais en mon âme et conscience, d’avoir tout lu sans la moindre gêne. Je ne veux plus la voir pour le moment tant j’ai du mal à pardonner une telle intrusion. Maintenant, je me mure encore plus dans le silence. Dans ce silence si salutaire. Et je regarde ce putain de carnet, toutes ces pages noircies de mon écriture, de mes mots soigneusement alignés les uns à côté des autres. Presque toute mon existence rassemblée en une série de carnets que je tiens depuis mes dix ans. Amitiés, conneries, secrets. C’est dingue. Je me suis sentie furieuse, mais surtout vide, mise à nue, vulnérable.
C’est comme si mes propres mots m’avaient trahie. Et en même temps, je les ai perdus, ces mots-là.