dimanche 27 mai 2012

L'appel de l'inconnu

Comme chaque année à l’approche de l’été, les dernières journées de mai exhalent une saveur particulière et revêtent un inexplicable goût de fin. Célébrant l’inespéré retour du soleil, les terrasses des cafés s’étalent sur les trottoirs déjà bondés où défile la multitude de passants dont le visage, d’ordinaire fermé, s’ombre pour l’occasion d’un lumineux sourire. Le long du boulevard Saint-Michel, l’air sent bon la nourriture et le café, le soleil et le rire. L’envie de ne pas travailler est bien là, présente, ne demandant qu’à pervertir mes bonnes intentions, si bien que si ça ne tenait qu’à moi, je me serais déjà paresseusement affalée sur l’un des bancs ombragés du jardin du Luxembourg, l’œil semi-fermé, les manches de mon blazer bleu navy remontées et mes talons aux lanières meurtrières soigneusement ôtés. Je n’avais encore jamais été à Paris toute seule, encore moins pour y passer un examen, mais il faut une première fois à tout, et me voilà qui marque le coup en ce petit matin, perdue au milieu des rues pleines de vie de la capitale, ne pouvant détacher mon regard fasciné des mythiques façades haussmanniennes.



  
Car malgré tout, Paris, pour une provinciale comme moi, c’est la ville de l’inaccessible, la ville où la néophyte que je suis se perd toujours dans les méandres du métro crasseux, la ville où je me fais allégrement klaxonner puis insulter lorsque je ne traverse pas assez vite au goût des p**** d’automobilistes, la ville où je reste émerveillée aux côtés des touristes chinois devant les illustres monuments aux façades si tristement grises mais en même temps si imposantes ; et pourtant, au fond, quels que soient ses avantages et ses inconvénients, Paris reste à mes yeux la ville idéalisée par excellence, la ville de tous les possibles, celle qui a toujours exercé sur moi un attrait dont je ne saurai expliquer l’origine. Bien que dans l’immédiat j’ignore tout ou presque de la capitale, je sais déjà que c’est là que je voudrais étudier et m’installer une fois mon bac en poche — l’anonymat parisien sera mon refuge, mon salut, mon subterfuge face à une réalité actuelle trop étouffante et trop restreinte. Dans les moments difficiles, j’ai de fait souvent rêvé de prendre le large un jour ou l’autre et de larguer les amarres une bonne fois pour toutes, en laissant derrière moi ma ville natale par trop hantée de souvenirs. Un coup de cutter bien net est parfois la meilleure chose à s’infliger pour éviter de ressasser les mêmes pensées. Mais pendant ce temps-là, le métro continue de rouler, et je me laisse porter, les yeux fermés, la tête relâchée, parce que c’est si agréable de rouler à l’infini sans se soucier de sa destination.

Arrêt Rue de la Pompe. Je descends finalement. Dehors, le soleil tape sec, une lueur blanche aveuglante qui écorche les yeux nus, et je meurs déjà de chaud. Arrivée devant mon centre d’examen, je dois avouer que je commence sérieusement à flipper ma race : les autres candidats parlent espagnol entre eux avec une aisance qui me fait froid dans le dos. Et je comprends rien à ce qu’ils racontent. Connards de bilingues.

Bordel, dans quoi tu t’es encore embarquée ? Tu sais très bien que malgré les apparences t’es une merde en espagnol, tu vas te planter à ce truc. T’as voulu le faire pour la gloire, hein ? Allez, admets-le : quand on te l’a proposé, t’as sauté sur l’occasion.

Mon subconscient est des plus vicieux, et mon imposture est cramée.
Dans la cour centrale grouillante de monde, je rejoins mon prof et les quelques élèves de mon lycée qui s’étaient également inscrits. Malheureusement pour moi, y en a aucun que je peux blairer dans le lot. Rien qu’à les entendre parler, j’ai envie de leur distribuer une bonne paire de baffes.

Reste zeeeen.

En l’occurrence, plus facile à dire qu’à faire.

Bon, 9h01, l’épreuve commence, me voilà donc partie pour trois heures et demies de sous épreuves en tous genres. Expression écrite, compréhension écrite et orale, grammaire, tests de vocabulaire. C’est court trois heures et demies en fait, trop court. En plus mes copies sont joliment raturées, quoique j’aie fait un effort notable d’écriture. Très intelligent d’oublier la moitié du contenu de sa trousse un jour pareil — je reste encore sans voix devant ma propre connerie. Avant de commencer, j’ai par conséquent dû honteusement quémander autour de moi de quoi assurer ma survie la plus élémentaire.
"Hmm excuse-moi, t’as pas un stylo à me prêter pour ce matin ?"
... Ou comment passer pour la pauvresse / touriste de service. Claire’s style.

12h30. N’ayant ni le temps ni surtout l’envie de me relire, je file rendre mes feuilles, colle sous le nez de la surveillante espagnole ma carte d’identité et ma convocation puis quitte cette maudite salle sans même un regard derrière moi. Je suis liiibre ! enfin... presque : manque plus que l’oral après manger. Hem hem. Je m’accorde un temps de répit, seule avec mon panini, plongée dans une de mes fiches de vocabulaire sur un banc des Champs-Elysées.

Et c’est ensuite là que les choses se corsent sérieusement. Parler pendant 20 minutes en continu devant deux examinatrices madrilènes, certes souriantes mais qui n’ont pas dû se faire d’illusions à mon sujet, je pensais le matin même que c’était easily in the pocket. J’avais tort. Jusque-là, je n’avais pas encore mesuré l’étendue désertique de ma nullité dans la langue de Cervantès ; le paradoxe étant qu’au lycée, on est considéré comme bon parce qu’on sait manier les subtilités du subjonctif imparfait et qu’on arrive à répondre aux questions du prof quand en vérité notre niveau réel d’expression linguistique s’apparente tout juste à celui d’un natif à l’école maternelle. Je me suis donc prise en toute logique une claque dans la gueule lors de l’entretien, et maintenant mon ego est en miettes. Impression qui sera certainement confirmée par la publication des résultats fin août.
Alors au fond, pourquoi être allée m’emmerder de cet examen et de toutes ces révisions si c’est pour m’être de fait ramassée ? Je me le demande bien. Pour la renommée, pour que ça fasse bien sur mon dossier ? Peut-être. Pour être après acceptée où je voudrais à Paris ? Sûrement. Touché.
Il n’en reste que face à toutes ces considérations scolaires bassement stratégiques, rien ne vaut dès lors une bonne soirée passée devant Secret Story — ma perversion télévisuelle de l’été — à bouffer de la pizza en compagnie de ma cousine. Si Dieu existe, c’est clairement ici qu’il s’est manifesté.

lundi 14 mai 2012

Au bout du tunnel

Je crois que j’ai toujours renvoyé aux autres une image assez étrange de moi. Je me rappelle que lorsque j’étais petite, mes camarades me trouvaient décalée, un peu folle, et je crois aussi qu’à travers leurs yeux francs d’enfants, ils avaient en quelque sorte d’ores et déjà cerné ma personnalité. Au primaire, j’étais souvent la Luna Lovegood de service, l’excentrique amusante, celle qui faisait rire et à qui on allait volontiers confier ses peines de cœur ou d’amitié parce qu’on éprouvait spontanément à son égard une confiance toute naturelle. J’aime à me rappeler ces moments-là aujourd’hui, car tout y semble rose et beau, comme si l’ensemble de mes premières années n’avait constitué qu’une longue bulle léthargique dans laquelle je m’étais totalement épanouie et dont je garde dorénavant le meilleur des souvenirs : celui de l’insouciance. J’aime à me rappeler ces moments-là aujourd’hui, car me pencher sur le passé est pour moi le meilleur moyen d’avancer, seule ou accompagnée. Il faut dire qu’en grandissant et en perdant de mon exubérance, je me suis considérablement renfermée sur moi-même et j’ai dès lors, pour ainsi dire, développé au début de mon adolescence un sentiment de dégoût profond vis-à-vis de nombre de mes camarades collégiens que je trouvais, dans leur quasi globalité, horriblement bourgeois de par leur exécrable manière d’être et de se comporter – la même éducation laxiste et permissive dont ils avaient été sujets expliquant leur besoin perpétuel de crier à la face du monde leur insatisfaction et le moindre de leur caprice de petit pourri-gâté. Furieux de ce traitement de défaveur, ils me rendaient bien l’attitude volontairement dédaigneuse que je leur témoignais, et plus l’on disait de moi que j’étais hautaine et méprisante, plus j’exultais – drôle de paradoxe au final que cette "crise d’ado" honteuse traversée par chacun au collège. Je paierais cher afin d’être en mesure de pouvoir effacer définitivement le moi de mes douze ans lorsque j’en arrive à relire douloureusement quelques-uns de mes pavés d’emokid torturée, à l’époque assidûment publiés sur mon skyblog et qui sont aujourd’hui, Dieu merci, soigneusement dissimulés dans les tréfonds des fichiers de mon ordinateur, oubliés, abandonnés, mais toujours présents. Les jolis souvenirs.

Heureusement, en fin de compte, que cette période-là ne dure jamais longtemps et qu’elle débouche généralement sur une autre, nettement plus socialement acceptable et plus vivable. Je n’aurais pas pu me complaire davantage dans ce statut passager de fausse rebelle en crise : maudire les autres est sur le long terme une activité bien trop fatigante émotionnellement puisqu’elle requière une énergie certaine. Et comme ça a l’air facile, au contraire, de mûrir de belles vocations philanthropes et de s’ouvrir à ses semblables... Alors peut-être est-ce par esprit de contradiction que je refuse tant que je peux de rejoindre ce camp-là, celui des gentils, car oui, en vérité je hais les choix de facilité et, surtout, j’ai trop aimé détester depuis tout ce temps les mêmes petits bourges pour renoncer maintenant à ce plaisir inavouable. Il est trop tard désormais pour que je change, et déterminée comme je le suis, personne ne me fera démordre de cette opinion. Obstinée et sûre de soi sont de fait les qualificatifs qui peuvent m’échouer en apparence ; or si l’on prend la peine de creuser un peu cette carapace dont je me pare inconsciemment, mes faiblesses et mes défauts apparaissent très rapidement, limpides, clairvoyants même. Je crois que je ne suis pas aussi forte que j’aimerais le laisser paraître, aussi forte que j’aimerais être tout court, et voilà mon grand malheur. Je suis constamment obligée de me cramponner à quelque chose pour continuer à aller de l’avant ; et, sans que je sache en donner la cause profonde, l’idée d’avoir un objectif et un idéal clairement définis me rassure, me tranquillise : je sais où aller et sur quoi me reposer en cas de besoin. C’est peut-être, au fond, la raison qui m’a poussée à écrire. Chaque instant de ma vie qui n’est pas retranscrit d’une façon ou d’une autre dans mon journal, moins souvent sur ce blog, ou immortalisé par quelques photos, j’ai l’impression de l’oublier et de le bannir peu à peu de ma mémoire, que je veuille ou non l’en chasser. Je me suis rendue compte, une fois, que je ne me rappelais pas grand-chose de plusieurs périodes de mon existence, voire que je ne me rappelais rien du tout de certaines. Or rien ne m’angoisse davantage que le néant rôdant dans ma tête, la menaçant, l’écrasant, car j’ai le sentiment d’être perdue au beau milieu d’un tunnel étroit mais dont je ne distingue pas le bout tant les aveuglantes ténèbres l’enveloppent. Et cette vision me donne l’impression angoissante d’oublier qui je suis réellement.