Comme chaque année à l’approche de l’été, les dernières journées de mai exhalent une saveur particulière et revêtent un inexplicable goût de fin. Célébrant l’inespéré retour du soleil, les terrasses des cafés s’étalent sur les trottoirs déjà bondés où défile la multitude de passants dont le visage, d’ordinaire fermé, s’ombre pour l’occasion d’un lumineux sourire. Le long du boulevard Saint-Michel, l’air sent bon la nourriture et le café, le soleil et le rire. L’envie de ne pas travailler est bien là, présente, ne demandant qu’à pervertir mes bonnes intentions, si bien que si ça ne tenait qu’à moi, je me serais déjà paresseusement affalée sur l’un des bancs ombragés du jardin du Luxembourg, l’œil semi-fermé, les manches de mon blazer bleu navy remontées et mes talons aux lanières meurtrières soigneusement ôtés. Je n’avais encore jamais été à Paris toute seule, encore moins pour y passer un examen, mais il faut une première fois à tout, et me voilà qui marque le coup en ce petit matin, perdue au milieu des rues pleines de vie de la capitale, ne pouvant détacher mon regard fasciné des mythiques façades haussmanniennes.
Car malgré tout, Paris, pour une provinciale comme moi, c’est la ville de l’inaccessible, la ville où la néophyte que je suis se perd toujours dans les méandres du métro crasseux, la ville où je me fais allégrement klaxonner puis insulter lorsque je ne traverse pas assez vite au goût des p**** d’automobilistes, la ville où je reste émerveillée aux côtés des touristes chinois devant les illustres monuments aux façades si tristement grises mais en même temps si imposantes ; et pourtant, au fond, quels que soient ses avantages et ses inconvénients, Paris reste à mes yeux la ville idéalisée par excellence, la ville de tous les possibles, celle qui a toujours exercé sur moi un attrait dont je ne saurai expliquer l’origine. Bien que dans l’immédiat j’ignore tout ou presque de la capitale, je sais déjà que c’est là que je voudrais étudier et m’installer une fois mon bac en poche — l’anonymat parisien sera mon refuge, mon salut, mon subterfuge face à une réalité actuelle trop étouffante et trop restreinte. Dans les moments difficiles, j’ai de fait souvent rêvé de prendre le large un jour ou l’autre et de larguer les amarres une bonne fois pour toutes, en laissant derrière moi ma ville natale par trop hantée de souvenirs. Un coup de cutter bien net est parfois la meilleure chose à s’infliger pour éviter de ressasser les mêmes pensées. Mais pendant ce temps-là, le métro continue de rouler, et je me laisse porter, les yeux fermés, la tête relâchée, parce que c’est si agréable de rouler à l’infini sans se soucier de sa destination.
Arrêt Rue de la Pompe. Je descends finalement. Dehors, le soleil tape sec, une lueur blanche aveuglante qui écorche les yeux nus, et je meurs déjà de chaud. Arrivée devant mon centre d’examen, je dois avouer que je commence sérieusement à flipper ma race : les autres candidats parlent espagnol entre eux avec une aisance qui me fait froid dans le dos. Et je comprends rien à ce qu’ils racontent. Connards de bilingues.
Bordel, dans quoi tu t’es encore embarquée ? Tu sais très bien que malgré les apparences t’es une merde en espagnol, tu vas te planter à ce truc. T’as voulu le faire pour la gloire, hein ? Allez, admets-le : quand on te l’a proposé, t’as sauté sur l’occasion.
Mon subconscient est des plus vicieux, et mon imposture est cramée.
Dans la cour centrale grouillante de monde, je rejoins mon prof et les quelques élèves de mon lycée qui s’étaient également inscrits. Malheureusement pour moi, y en a aucun que je peux blairer dans le lot. Rien qu’à les entendre parler, j’ai envie de leur distribuer une bonne paire de baffes.
Reste zeeeen.
En l’occurrence, plus facile à dire qu’à faire.
Bon, 9h01, l’épreuve commence, me voilà donc partie pour trois heures et demies de sous épreuves en tous genres. Expression écrite, compréhension écrite et orale, grammaire, tests de vocabulaire. C’est court trois heures et demies en fait, trop court. En plus mes copies sont joliment raturées, quoique j’aie fait un effort notable d’écriture. Très intelligent d’oublier la moitié du contenu de sa trousse un jour pareil — je reste encore sans voix devant ma propre connerie. Avant de commencer, j’ai par conséquent dû honteusement quémander autour de moi de quoi assurer ma survie la plus élémentaire.
"Hmm excuse-moi, t’as pas un stylo à me prêter pour ce matin ?"
... Ou comment passer pour la pauvresse / touriste de service. Claire’s style.
12h30. N’ayant ni le temps ni surtout l’envie de me relire, je file rendre mes feuilles, colle sous le nez de la surveillante espagnole ma carte d’identité et ma convocation puis quitte cette maudite salle sans même un regard derrière moi. Je suis liiibre ! enfin... presque : manque plus que l’oral après manger. Hem hem. Je m’accorde un temps de répit, seule avec mon panini, plongée dans une de mes fiches de vocabulaire sur un banc des Champs-Elysées.
Et c’est ensuite là que les choses se corsent sérieusement. Parler pendant 20 minutes en continu devant deux examinatrices madrilènes, certes souriantes mais qui n’ont pas dû se faire d’illusions à mon sujet, je pensais le matin même que c’était easily in the pocket. J’avais tort. Jusque-là, je n’avais pas encore mesuré l’étendue désertique de ma nullité dans la langue de Cervantès ; le paradoxe étant qu’au lycée, on est considéré comme bon parce qu’on sait manier les subtilités du subjonctif imparfait et qu’on arrive à répondre aux questions du prof quand en vérité notre niveau réel d’expression linguistique s’apparente tout juste à celui d’un natif à l’école maternelle. Je me suis donc prise en toute logique une claque dans la gueule lors de l’entretien, et maintenant mon ego est en miettes. Impression qui sera certainement confirmée par la publication des résultats fin août.
Alors au fond, pourquoi être allée m’emmerder de cet examen et de toutes ces révisions si c’est pour m’être de fait ramassée ? Je me le demande bien. Pour la renommée, pour que ça fasse bien sur mon dossier ? Peut-être. Pour être après acceptée où je voudrais à Paris ? Sûrement. Touché.
Il n’en reste que face à toutes ces considérations scolaires bassement stratégiques, rien ne vaut dès lors une bonne soirée passée devant Secret Story — ma perversion télévisuelle de l’été — à bouffer de la pizza en compagnie de ma cousine. Si Dieu existe, c’est clairement ici qu’il s’est manifesté.