dimanche 10 juin 2012

Intermezzo


Il est maintenant 6h37 et je reste là, en silence, seule, assise en tailleur sur mon lit, face à mon ordinateur, les yeux rougis et engourdis de fatigue après la (trop) longue soirée de fin d’année d’hier. À côté de moi, noyés dans une pénombre rougeâtre, les vieux exemplaires jaunis de L’écume des jours et deLa Nausée, qui expirent doucement sur mon oreiller au tissu soyeux mais glacé, s’entassent en un flot épais de pages cornées odorantes au sein desquelles je laisse nerveusement courir mes doigts crispés. Sous mon front brûlant et légèrement perlé de sueur, mon cerveau crépite au rythme de l’habituelle pluie enragée qui s’abat au-dehors sur les toits environnants, aussi enragée que l’étaient tout à l’heure tous ces gens, qui m’apparaissent à l’instant derrière mes paupières palpitantes, dansant en cercle dans le gigantesque salon de T., puis enlevant leurs vêtements au fur et à mesure que l’élévation des clameurs individuelles mourait étranglée dans la suffocation meurtrière de la musique assourdissante. Parfaite synchronisation, osmose commune dans la danse, éphémère fusion des corps embrasés. Aïe. Et dites-moi quel est le con qui avait, bien entendu à l’insu de tous, glissé du rhum dans les boissons non-alcoolisées, histoire de "mettre de l’ambiance dès le début" ? Parce que je lui dois un sacré mal de tête non prévu, maintenant. Et une furieuse envie de vomir. Merci l’ami. Puis, entre nous, le rhum c’est quand même sacrément dégueulasse – je préfère donc ne pas repenser à tous les verres que j’ai innocemment vidés cul sec, sans réaliser que je voyais de plus en plus trouble, sans réaliser que je n’étais même plus tout à fait consciente ni de mes agissements, ni des multiples borborygmes étouffés qui m’échappaient par intervalles réguliers en déclenchant l’hilarité générale. Parce que l’alcool rend gaie et drôle la moindre chose qui ne l’est originellement pas ; et, parce qu’au fond, il est évident que l’enterrement d’une année et le début de l’été doivent se célébrer en groupe et dans les règles de l’art : par l’abus d’alcool.

Je crois que je n’ai jamais aimé les fins d’années comme celle-ci ; je suis trop sensible. En fait, je n’ai jamais aimé les fins en elles-mêmes. Combien de fois ai-je pleuré de toute mon âme en tournant la dernière page d’un bouquin qui m’était cher ou en achevant de regarder l’ultime épisode d’une série ? Combien de fois ai-je pleuré de toute mon âme en apprenant la mort de quelqu’un que je connaissais, même vaguement ? Les fins ne sont pas à mes yeux le couronnement de tel ou tel effort, l’accomplissement d’une vie, un dénouement paisible et attendu, mais la plus atroce et la plus inéluctable des dislocations, une séparation à l’anticipation impossible. Qu’il y a-t-il après la fin qui nous attend tous ? Est-ce qu’on se contente seulement, un beau jour, de fermer les yeux à jamais, puis de rendre son dernier souffle de vie ? Ça me fait mal de croire en l’idée d’une existence vaine et envolée en une poignée de secondes. C’est absurde. C’est stupide. Et je comprends mieux pourquoi l’on a inventé toutes ces histoires de paradis et d’enfer : pour rassurer les gens, pour leur donner l’espoir – l’illusion ? – d’un hypothétique "après" auquel se raccrocher sa vie durant. C’est sûr que si l’on s’efforce d’y croire, cette idée est... tranquillisante, en un sens. À l’aube de sa propre fin, on se dira que l’on aura su se montrer utile à son échelle et que, d’une façon ou d’une autre, l’on sera par conséquent récompensé pour cela. On aura vécu, même si, en ce qui me concerne, je suis loin d’avoir encore ressenti toutes ces choses-là – pour être honnête, je ne ressens rien. Je me contente ainsi de vivre au jour le jour et d’essayer de prendre les bonnes décisions à propos des autres et de moi-même. Je suis certainement une fille des plus banales. J’ai des cheveux châtain clair et des yeux vert brillant ; je suis sans doute égocentrique, je tiens un blog, j’aime bien me plaindre pour embêter les autres ; mais surtout, et peut-être est-ce là que je me différencie un peu des autres, je suis obsédée par la volonté de laisser derrière moi quelque chose. Un souvenir, une trace, des écrits : que l’on se dise que cette fille-là a pensé et consigné ça, ça et ça. Que l’on se dise que j’ai moi aussi vécu et goûté un tant soit peu à l’ivresse de la postérité, une modeste postérité sans fin tangible.
Mais je suis décidément bien trop exigeante, ce matin.

4 commentaires:

  1. Ah les soirées, ça m'inspire rien qui vaille. Je crois je serai plus en paix avec quelques potes et quelques verres, point à la ligne. Je ne sais même pas si je tiens l'alcool ou pas. (enfin je sais pas si boire cul sec trois verres de porto à 14 ans et très bien se comporter signifie tenir l'alcool) x)
    Ca fait réfléchir la mort, hein ? Pascal a une vague idée sur le sujet, au passage.

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    1. Je suis pas non plus la plus grande adepte de soirées de ce genre... On va dire que c'était pour "décompresser" haha :)
      (passer du porto à la vodka ça fait mal) (et c'est dégueulasse en plus) (et pas glorieux)
      Référence notée. x)

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  2. D'habitude, j'aime bien ton écriture, mais là, j'ai une impression mitigée. Je ne saurais dire pourquoi.

    Quant au contenu, il existe des fins d'année qu'on attend avec impatience, malgré la peur du vide d'après. Plus jeune (collège, lycée aussi, mais déjà un peu moins), la perspective des grandes vacances ne m'enchantait guère. ça s'annonçait long, très long. En prépa, je n'ai pas considéré les grandes vacances comme des vacances mais comme un entre-deux, où tu bosses seul chez toi, et où tu essaies de rattraper le retard accumulé de l'année. Et du retard, il y en avait. Alors les vacances passaient vite. Et puis cette année, en cette fin d'année de cube, je n'ai qu'une envie: que ces deux semaines d'oraux prennent fin -enfin. (ces deux derniers mots s'enchaînent avec une élégance folle mais passons). Je ne sais pas encore très bien ce que je vais faire de mon été, je ne sais pas ce que je vais faire l'année prochaine (tout dépend de ces satanés oraux, eh oui), alors il n'y a rien de rassurant dans l'après. Mais j'ai juste envie que cette semaine d'attente (1h30 de concentration intense par jour (sauf régime spécial pour les journées commerce) et le reste à attendre le prochain en ouvrant ses bouquins sans réussir à se concentrer), juste que cette semaine prenne fin. Même si je dois en être déçue, triste, anéantie, même si mon orgueil et ma fierté en prennent un coup. Ce sera fini. A jamais. La prépa sera une période révolue. Bientôt. Dans trois oraux ENS et trois oraux ESSEC. Très bientôt.

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    1. Les grandes vacances ça dépend de la façon dont on les occupe... Si on ne part pas et qu'on reste chez soi, c'est LONG. Trop long. Je suis d'accord. (quand je pense à la retraite j'ai envie de vomir tant l'inactivité m'angoisse)

      Admissible à l'ENS et à l'ESSEC ? Enchantée que tu me lises, génie. :) Tu es khâgne AL ? Je te souhaite courage pour la fin des oraux <3 (mes lecteurs sont les meilleurs haha ! tu vas tous les déchirer)

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