Je croyais avoir réussi à te pardonner jusque-là.
Mais il n’y aura plus de mensonges entre
nous : je me rappelle bien de nos premières années, aujourd’hui. Ces premières
années où l’innocente que j’étais se tenait assise seule dans un coin lorsque
tu venais la voir et que, de ta grande main calleuse, tu lui soulevais le
menton en te répandant dans de pitoyables excuses débordantes de fausse
commisération. Tu t’en souviens, au moins ?
"Je suis désolé... me chuchotais-tu. Va... tu sais bien que je t’aime et que je tiens
à toi. Je ne partirai plus, c’est promis. Viens donc dans mes bras."
Tu me disais toujours les mêmes phrases
: celles que ma mère te dictait avant que tu ne pénètres dans ma chambre sur la
pointe des pieds... pourquoi ? Tout simplement parce que cloîtré dans le
silence comme tu l’étais dès lors que tu revenais vers moi, tu n’avais
strictement rien à me dire, mais il fallait quand bien même m’apaiser. Tu peux
l’avouer maintenant, je suis assez grande pour l’entendre de ta bouche. Il
n’est jamais trop tard pour rien.
Et pourtant je m’apaisais,
inévitablement. Tandis que mes pleurs tarissaient et que mes lèvres encore
tremblantes de sanglots s’ourlaient d’un sourire timide, j’acquiesçais à chaque
fois, l’air docile, avec la sagesse et la gravité que savent arborer dans les
moments solennels les grandes personnes. Les regrets sont mon seul leitmotiv
dorénavant : si seulement j’avais su que tes paroles étaient toutes plus
fausses et hypocrites les unes que les autres... Regrets, regrets, regrets...
Si je l’avais su, au moment même où je me serais blottie contre toi, j’aurais
hurlé "toi, m’aimer ? menteur !" pour te le cracher à la figure comme
on crache la pire des injures – avec toute la force d’un dédain au poison
savamment distillé. Un coup fatal que tu n’aurais peut-être pas pu parer.
Mais qu’importe. Aujourd’hui je le sais
et c’est ça qui compte, au final, de connaître enfin ta haine et ton mépris à
mon encontre. Je l’ai déjà écrit et je le répète : il n’est jamais trop tard
pour rien. J’aurais pu la découvrir il y a longtemps mais je ne l’ai décelée
que maintenant, cette haine injustifiée qui se cachait derrière l’indifférence
que tu m’as témoignée des années durant.
"Papa, papa !", criait ainsi le moi de mes sept ans lorsque je te trouvais assis à ton
bureau en revenant de la garderie, tard le soir. "Papa, j’ai été
sélectionnée parmi toutes les autres filles pour être la danseuse étoile du
spectacle ! Tu te rends compte, papa, je vais danser seule sur scène devant une
salle de 400 personnes ! La prof veut même que je m’inscrive dans une école de
danse à Paris !"
"Sors d’ici, toi ! tu sais très
bien que je n’ai pas que ça à faire de m’occuper de toi, j’ai des dossiers à
finir et pas de temps à perdre… Va donc discuter avec ta mère. J’ai des
préoccupations autrement plus importantes qu’un stupide spectacle de danse que
tu auras de toute façon oublié dans un an ! Quoi, une école à Paris, tu dis ?
Mais tu rêves, ma pauvre... Pour qui te prends-tu ? Oublie ça tout de suite
!"
Et moi je crois surtout que je
n’oublierai jamais ce soir-là où tu as fini par me claquer la porte au nez sans
la moindre hésitation. Ce n’était en somme qu’un soir comme les autres ; le
premier d’une – trop – longue série... tu sais donc aussi bien que moi que je
pourrais multiplier les exemples à l’infini même si là n’est pas mon but : je
ne me présente pas à toi aujourd’hui pour faire ton réquisitoire mais
simplement pour essayer de comprendre cette indifférence haineuse dont je
t’accuse et dont j’ignore surtout le moindre fondement. "Pourquoi ?"
sera ma seule question. Plus jeune, je t’excusais sans cesse, tu avais beau
t’absenter de plus en plus que je redoublais d’attention à ton égard ;
j’esquissais pour toi toutes sortes d’aquarelles, des croquis, je te cueillais
des fleurs quand je savais ton retour annoncé. Mais tu ne revenais pas...
"Je vais à un séminaire, ne comptez pas sur moi pour ce soir" ;
"une urgence, je dois me rendre à Londres jusqu’à la semaine
prochaine" ; "c’est un rendez-vous très important, je n’ai pas le choix"
; voilà ce que tu disais à chaque fois ; d’habiles subterfuges qui remplaçaient
les excuses. J’ai grandi avec un fantôme : je ne sais rien de toi. Je ne sais
rien de tes goûts, de ta vie, de tes amis – rien. Alors pourquoi ? Pourquoi ce
dédain lorsque tu rentrais à la maison ? Tu sais, je ne suis plus cette enfant
curieuse qui t’observait avec de grands yeux depuis son fauteuil alors que tu
lui tournais le dos ; maintenant je suis cette fille-là qui se tient debout,
face à toi et prête à attaquer toutes griffes dehors si besoin est. Est-ce que
je me suis trompée ? Est-ce que je t’ai mal jugé ? Je veux savoir. Je veux des
réponses à mes questions. Je veux pouvoir apprendre à te connaître comme il se
doit et enfin me dire que non, tu ne regrettes pas de m’avoir comme fille.
Tu vois, une partie de moi voudrait
juste arriver à te pardonner de nouveau. Mais je crois qu’au fond l’autre en
est à l’instant tout bonnement incapable.
Il faudra du temps.
On se demande pourquoi les gens font des mômes des fois .....
RépondreSupprimer(Pour s'occuper pardi, un gosse c'est encore plus prenant qu'une plante verte.)
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