Retrouver la force de ses convictions
« "Parfois,
le destin ressemble à une tempête de sable qui se déplace sans cesse. Tu
modifies ton allure pour lui échapper. Mais la tempête modifie aussi la sienne.
Tu changes à nouveau le rythme de ta marche, et la tempête change son rythme
elle aussi. C’est sans fin, cela se répète un nombre incalculable de fois,
comme une danse macabre avec le dieu de la Mort, juste avant l’aube.
Pourquoi ? Parce que cette tempête n’est pas un phénomène venu d’ailleurs,
sans aucun lien avec toi. Elle est toi-même, et rien d’autre. Elle vient de
l’intérieur de toi. Alors, la seule chose que tu puisses faire, c’est pénétrer
délibérément dedans, fermer les yeux et te boucher les oreilles afin d’empêcher
le sable d’y entrer, et la traverser pas à pas. Au cœur de cette tempête, il
n’y a pas de soleil, il n’y a pas de lune, pas de repères dans l’espace ;
par moments, même le temps n’existe plus. Il n’y a que du sable blanc et fin
comme des os broyés qui tourbillonne haut dans le ciel. Voilà la tempête de
sable que tu dois imaginer."
C’est
comme s’il tatouait ces mots sur mon cœur, avec une encre d’un bleu profond.
"Et
c’est un fait, tu vas réellement devoir traverser cette violente tempête. Cette
tempête métaphysique et symbolique. Mais, si symbolique, si métaphysique
qu’elle soit, ne te méprends pas : elle tranchera dans ta chair comme
mille lames de rasoir affûtées. Des gens saigneront, et toi aussi tu saigneras.
Un sang chaud et rouge coulera. Tu recueilleras ce sang dans tes mains ;
ce sera ton sang, et le sang des autres.
Une
fois la tempête passée, tu te demanderas comment tu as fait pour la traverser,
comment tu as fait pour survivre. Tu ne seras pas très sûr, en fait, qu’elle
soit vraiment achevée. Mais sois certain d’une chose : une fois que tu
auras essuyé cette tempête, tu ne seras plus le même." »
H. Murakami
J’ai
toujours les souvenirs fantômes de ces quelques espoirs brisés, empalés, vides, que je
porte partout où je vais sans parvenir à m’en défaire. Toujours. Ils sont là,
présents, silencieux, et pour être honnête, je les sens par intermittences. Ce
sont des images, en elles-mêmes muettes, noires, incarnations de cauchemars indécis
et indicibles sur lesquels je ne parviens pas à mettre le plus simple
mot ; des vagues cristallines qui, laissant grésiller leur écume dans ma
gorge, reviennent clapoter tout doucement contre les parois qu’elles y trouvent ;
mémoires, ainsi, d’un passé que j’ai voulu oublier et souvenirs à mes yeux plus
qu’indésirables. Alors j’ai tenté de les ignorer mais ça n’a pas marché ;
rien ne marchait plus, en fait ; alors, l’autre fois, nouvelle
tentative ; désespérée comme je l’étais, je les ai tous rassemblés dans un
coin de mon cerveau, sévèrement, et puis là, j’ai tenté de les propulser au
loin comme on jetterait un cadavre frais dans un lac, de toutes ses forces,
parce qu’on ne sait pas quoi en faire mais qu’on veut en débarrasser sa
conscience et en éliminer toute preuve tangible de son existence, vite, le plus
vite possible ; et parce qu’on veut tout simplement effacer ses erreurs.
Parce qu’on ne sait pas pourquoi on le fait, ou qu’on ne sait plus en fait, ou qu’on
ne sait rien mais qu’on le fait quand même, sans s’obstiner à en chercher quelconque
raison – pourquoi en chercher une,
hein, quelle serait l’utilité ? Donc on le fait, froidement, on agit, sans le
moindre scrupule mais baigné de ces illusions que la réalité triomphante et
despotique fait, à sa guise, voler en éclats lorsqu’elle surgit : c’était en effet me méprendre sur moi-même que de croire pouvoir tout effacer d’un
coup de baguette. Étant autre je pensais être heureuse, enfin, heureuse, vraiment,
débarrassée de tout souci puisque n’ayant plus à me confronter à moi-même et,
pourtant, la froide préméditation de l’acte n’a conduit, témoin de la vacuité
de celui-ci, qu’à son échec le plus cuisant – c’est ce dont je me suis aperçue
une nouvelle fois encore, ce lundi matin, dans le train de six heures
quarante-quatre qui m’emmenait à Paris. Il était tôt pour un matin de
vacances ; et il faisait bien froid au-dehors, puisque le nuage glacé
mais poudreux de buée, apposé juste devant mes yeux, obscurcissait encore un
peu plus cette vitre taguée déjà rendue opaque par la poussière. Tête
étrangement droite, buste raidi, jambes croisées, je scrutais les passagers
inconfortablement engoncés dans leur siège de simili cuir, somnolents, blottis
et serrés les uns contre les autres, propageant ce rayon de chaleur humaine,
bestiale et réconfortante ; semblables, en quelque sorte, à ce bétail
qu’on amène à l’abattoir de bon matin, même œil vitreux et même mine déconfite,
cernée, blasée, aux traits mis en évidence par la lueur dégoulinante de la
noirceur des derniers instants de la nuit qui tombait sur le wagon, légère,
fugace et mouvante ; illuminant tour à tour tel ou tel visage ou creusant
les ondulations sombres de celui-ci.
Alors
j’ai inspiré, expiré, fermé les yeux, et ce fut un noir d’encre absolu, sans
les petites étoiles habituelles, un noir dans lequel choses et personnes se sont mises
à quand valser, quand osciller vertigineusement autour de moi en une sorte de
farandole infinie, en une sorte de danse macabre, angoissante, fantasmagorique,
au sein de laquelle tout se confondait, m’agressait et m’assaillait ; chimères,
réalité, irréel, rêve, train, passagers, maisons de l’au-dehors, lueurs
pourpres entr’aperçues à la jonction de deux voies : c’était si
horriblement bruyant, vibrant... et réel. Puis tout s’est peu à peu effacé en
un soubresaut unique, estompé en un tissu vague, lointain, que je ne pouvais
toucher, tout est redevenu silencieux, désert, oublié, et je me suis réveillée
d’un bond à l’arrivée à la Gare de Lyon, glissant presque de mon siège, les
doigts tremblants agrippés à mon écharpe – ce
n’était qu’un rêve, un rêve à la con, me suis-je assurée en me mêlant à la
foule sur le quai.
Et
pourtant tout allait mieux qu’avant.